50 ans avant David Grusch, Harry Turner sonnait déjà l'alarme
Des OVNI d’origine non humaine, une opération de dissimulation, un programme secret... Le rapport d’un physicien australien pour son gouvernement fait écho aux allégations d'un lanceur d'alerte
Publié le 12 juin 2023
Il y a encore quelques jours, pour la plupart des gens, le sujet des Objets Volants Non Identifiés (OVNI) - sous-catégorie des Phénomènes Aérospatiaux Non Identifiés (PAN) - relevait évidemment de la fiction. La sortie d'un lanceur d'alerte du renseignement américain, il y a tout juste quelques jours, évoquant la possession par les Etats-Unis d'engins d'origine non humaine, a remis le sujet sur la table avec fracas, poussant les médias à y jeter un œil plus sérieux.
Tout aussi crédible qu'il soit, David Grusch n'est pas le premier officiel à s'exprimer sur le sujet. Ainsi, il y a un peu plus de cinquante ans, un physicien australien du nom de Harry Turner rédigea un rapport explosif sur les OVNI.
Ce document qui fait tant écho à l'actualité, et jadis secret, est aujourd'hui en libre accès sur le site des Archives nationales australiennes. Comme tant d'autres, il a été mis au jour grâce à la procédure dite « Freedom Of Information Act » (FOIA) ((Le FOIA (Freedom Of Information Act) est un dispositif permettant à tout citoyen d’obtenir la publication de tout document ayant trait à un sujet bien précis, avec des exceptions liées à la sécurité nationale. Il a été voté en 1966 aux USA mais existe sous diverses formes dans d’autres pays, comme l’Australie.)) . D'autres documents traitant des OVNI sont également accessibles auprès d'autres sources tout aussi officielles, par exemple au sein des archives publiques de la Central Intelligence Agency (CIA), ou encore du Federal Bureau of Investigation (FBI).
La bombe de Harry Turner
Alors à la tête de la division nucléaire du renseignement de son pays au sein du Joint Intelligence Office (JIO) ((bureau conjoint du renseignement)) , Turner signe le 25 mai 1971 un rapport sur les OVNI qu’il transmet à son directeur R.W. Furlonger.
Logo officiel de la FOIA. Source : Wikimedia commons
Sur la page de garde, Turner annonce la couleur d’emblée : « Les deux documents joints se concentrent sur les aspects du problème OVNI qui tendent à rester cachés ». Et en effet, le lecteur ira de découverte en découverte à mesure qu’il avance dans la lecture de ce rapport, constitué de deux parties :
Un rapport sur le traitement américain du sujet OVNI (mai 1971) ;
Un rapport sur les éléments indiquant l’utilisation de systèmes d’armement par les OVNIs (janvier 1970).
Les trois premières pages du rapport Turner. Source : https://www.naa.gov.au/
Les américains et les OVNIs
Harry Turner commence son rapport sur la posture américaine par un résumé aussi bref que dense, et pour tout dire fascinant - cinq petits paragraphes pour autant de points clefs qui font entrer de plain-pied le lecteur dans un monde inédit, où les scientifiques et les militaires remplacent les doux rêveurs amateurs de soucoupes volantes.
1 - L’USAF n’envisage que l’hypothèse extraterrestre
Harry Turner attaque fort : « Les premières analyses par le service de renseignement de l’USAF [armée de l’air américaine, ndlr] ont indiqué que des phénomènes réels (…) présentaient des caractéristiques de vol si en avance sur les appareils américains que seule une origine extraterrestre pouvait être envisagée. » L’hypothèse des ballons météo, que l’USAF a souvent avancé pour expliquer les OVNI, semble ici quelque peu hors sujet. Turner poursuit en précisant qu’un organe de la CIA, l’OSI (bureau du renseignement scientifique), a étudié les rapports « dans le but de déterminer les méthodes de propulsion des OVNI. »
2 – Une campagne de décrédibilisation des OVNI
Harry Turner écrit ensuite que la CIA - encore elle – persuada l’USAF, dès 1953, de convertir son programme d’enquête sur les OVNI ((Le Projet Blue Book, 1947-1969.)) pour en faire un outil de « démontage du sujet OVNI aux yeux du public ». L’agence, écrit-il, craignait une surcharge des canaux de communication en cas de nouvelle vague d’OVNIs comme celle observée l’année précédente, dont aurait pu profiter l’URSS.
En outre, la CIA demande à l’USAF de « financer le prototype de soucoupe « Avro », ainsi que le lancement en urgence d’un programme de recherche sur l’antigravité. » Le physicien Turner nous fait remarquer que « l’initiation de tels programmes, en avance de plusieurs décennies sur le développement scientifique normal, semble indiquer que les autorités américaines reconnaissaient l’existence d’appareils perfectionnés utilisant a priori le contrôle de la gravité comme méthode de propulsion », et que « la peur que l’URSS y arrive en premier pouvait constituer une motivation supplémentaire. » Voilà qui expliquerait l’urgence manifestée par la CIA auprès de l’USAF.
Vue aérienne du siège de la Central Intelligence Agency Langley, Virginie.source : Wikimedia commons
3 – Programme secret, alliés complaisants et voix discordantes
Turner poursuit : « Par la fabrication d’une apparence de ridicule, les USA espéraient atténuer la panique du public, et de ce fait la possibilité offerte à l’URSS de tirer parti des témoignages massifs d’OVNI à des fins de guerre psychologique ou réelle, tout en fournissant une couverture pour dissimuler le programme américain bien réel visant à développer des véhicules pouvant reproduire les performances des OVNI. »
Le physicien au service du JIO, qui regroupe les services de renseignement de tous les corps de l’armée australienne, se permet alors cet étonnant tacle :
« L’armée de l’air australienne, comme de nombreux autres pays du monde, ne se fie qu’à la façade publique de l’armée de l’air américaine, et semble avoir accepté sans la moindre critique les informations avancées. »
Turner évoque alors des voix discordantes au sein même des Etats-Unis, précisant que le discours officiel a été « largement discrédité par des membres de l’armée américaine à la retraite autrefois investis dans les enquêtes sur les OVNI, comme par des chercheurs et des personnes privées ». D’ailleurs, Harry Turner mentionne plus loin dans son rapport l’Amiral Hillenkoetter, directeur fondateur de la CIA, qui fit partie des voix s’opposant au discours officiel après son départ de l’institution.
Vice Amiral Roscoe H. Hillenkoetter (1957). source : Wikimedia Commons
4 – Fin de l’enquête… officiellement
Harry Turner évoque ensuite le rapport Condon, qui recommandait à l’USAF de mettre un terme au projet Blue Book, son programme d’enquête sur les OVNI : « Les conclusions du rapport (…) contredisent son propre contenu, discrédité par de nombreux scientifiques de renom, dont le consultant scientifique en OVNI auprès de l’USAF. » Le consultant en question n’est autre que J. Allen Hynek, consultant principal du projet Blue Book lui-même. Turner précise que « suite aux recommandations du rapport Condon, le projet Blue Book fut dissous a priori sans que le programme principal n’en soit grandement affecté. » On notera en filigrane l’affirmation tranquille de Turner quant à l’existence d’un programme gouvernemental dissimulé d’étude des OVNI, près d’un demi-siècle avant la révélation du programme AATIP ((Programme d’étude des PAN au sein du Pentagone, 2007-2012)) , et l'évocation par David Grusch d'un programme dissimulé au Congrès lui-même.
5 – Un appel à l’enquête
Après avoir dressé ce tableau quelque peu déstabilisant, le physicien recommande un changement d’attitude : « Il semblerait mal avisé de la part de l’Australie de se satisfaire de son ignorance sur la situation réelle. Nous manquons d’un point de vue de la part de notre renseignement, sur la nature et les conséquences potentielles du problème, d’un point de vue scientifique qui nous permettrait de faire émerger des données valides des rapports, ainsi que d’une réflexion en termes de relations publiques, qui mènerait à satisfaire de façon honnête la curiosité de la population. »
Passés ces quelques ébouriffants paragraphes, Harry Turner va plus loin avec un historique détaillé, rédigé à partir de « rapports officiels et de déclarations provenant de la CIA, de l’USAF, d’auditions parlementaires et des archives du Projet Blue Book ».
La seconde partie du rapport, consacrée aux systèmes d’armement suspectés des OVNI, est une compilation de cas rassemblés par l’informaticien Jacques Vallée et l’astronome J. Allen Hynek, du projet Blue Book. Elle mérite tout autant le détour, et le lecteur est également encouragé à l’explorer.
Dr. J. Allen Hynek (gauche) et Dr. Jacques Vallée (droite). Source : Wikimedia commons
L’appel de Turner repris par son directeur
Le rapport de Harry Turner est aujourd’hui disponible en accès libre et dans son intégralité sur le site des Archives nationales d’Australie, au sein d’une liasse d’autres documents, dont certains méritent également d’être évoqués. Ainsi, l’on trouve à la suite du rapport Turner un courrier de son directeur, R.W. Furlonger, rédigé le même jour, et adressé au secrétaire adjoint à la Défense. Dans cette lettre, l’homme à la tête du JIO propose une marche à suivre pour l’étude des OVNI.
Si la note de Furlonger ne fait pas état du rapport Turner, qu’il a pourtant reçu le même jour, l’on peut supposer une corrélation entre la remise du rapport et l’envoi de son courrier au secrétaire adjoint.
Le directeur Furlonger a-t-il écrit cette note en raison de ce qu’il aurait lu dans le rapport Turner, soudain déterminé à agir ? Si l’on en croit la temporalité des documents, cela semble peu probable. En effet, se peut-il qu’un haut fonctionnaire prenne connaissance d’un tel rapport, en tire des recommandations détaillées, et les adresse officiellement au Secrétariat à la Défense, sans une seule journée de réflexion ? L’illustre carrière de cet ancien diplomate auprès de l’ONU, futur ambassadeur en Indonésie et en Autriche, n’évoque pas un caractère impulsif et inconséquent.
Autre théorie sur cette simultanéité entre le rapport de Turner et le courrier de son directeur : une coordination entre les deux hommes. Le rapport pourrait avoir été commandé à Turner par son directeur, pour venir en soutien des recommandations qu’il s’apprêtait à faire au secrétariat à la Défense. En tout cas, le directeur Furlonger évoque dans son courrier l’existence de « preuves suffisantes pour indiquer que certains rapports ne peuvent pas être facilement expliqués par des phénomènes naturels ou par des activités humaines » avant d’ajouter : « Un examen approfondi de certains rapports d’ovnis australiens semble justifié. » Il poursuit ainsi : « Des ressources importantes du JIO ne doivent pas être consacrées à cette question tant que les résultats de l'enquête n'ont pas clairement démontré l'existence d'un intérêt stratégique en matière de renseignement ».
La présence, au sein du rapport Turner, d’une section vieille d’un an dédiée aux armes utilisées par les OVNI, est-elle un hasard ? Ou ces « systèmes d’armement » sont-ils traités ici pour susciter l’intérêt stratégique évoqué par Furlonger ?
Turner contre les armées de l'air
Le document qui suit, dans cette archive décidément riche en pépites, offre un éclairage supplémentaire. Il s’agit d’une note adressée au JIO de Furlonger en janvier 1970, soit un an auparavant, de la main de T.W. Murphy, commandant de l'Armée de l'Air Royale d'Australie (RAAF). Celui-ci adresse au patron de Harry Turner le communiqué de presse de l’USAF annonçant la fin, tout juste deux semaines plus tôt, de leur enquête Blue Book, et ajoute : « compte tenu de la décision de l’USAF, nous envisageons de réduire l’effort d’investigation de la RAAF sur les rapports d’OVNI en Australie. »
Un avion de chasse F35 de la Royal Australian Air Force, stationné sur une base aérienne américaine. (Luke AFB, Arizona). Source : Wikimedia Commons
A la lecture de cette annonce nous revient cette phrase de Turner, écrite l’année suivante : « La RAAF (…) ne se fie qu’à la façade publique de l’USAF, et semble avoir accepté sans la moindre critique les informations avancées. » Il est également à noter que Furlonger suggère dans son courrier de transférer « la responsabilité des enquêtes d’OVNI » depuis la RAAF vers un autre département.
Le rapport de Harry Turner sonne comme une tentative de s’ériger contre le réflexe suiviste d’une armée de l’air australienne fidèle à sa sœur américaine - accusée encore aujourd'hui d'avoir "mené une campagne de désinformation pour décrédibiliser les témoignages d'ovnis", comme on le lit encore dans l'article paru la semaine dernière sur The Debrief révélant le témoignage de David Grusch. Le lanceur d'alerte évoque lui-même face à au journaliste Ross Coulthart une "campagne de désinformation sophistiquée visant la population américaine".
À la différence de l’ancien chef de la CIA Hillenkoetter, combatif une fois sorti du système, Harry Turner a semble-t-il tenté de s’opposer à la gestion américaine du problème OVNI depuis l’intérieur, sonnant donc l'alarme dès 1971. Force est de constater qu’il n’a pas eu davantage de succès dans son appel à la transparence, puisque la RAAF déclarait encore, en 2021, ne pas s’occuper des OVNI/PAN.
Plus récemment encore, à la suite de l'incursion de plusieurs objets dans l'espace aérien américain en février dernier, un échange intrigant eût lieu entre le maréchal de la RAAF et le sénateur australien Peter Whish Wilson. À la question du sénateur "Avez-vous été briefé par le Pentagone ou par l'UAP Task Force au cours des derniers mois ?", l'actuel maréchal s'est contenté d'un "non monsieur". Une notion surprenante, compte tenu de l'existence de l'alliance de renseignement "Five Eyes" liant les deux pays avec le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. Mais surtout, la réponse du maréchal semble contredire les propos de John Kirby, de la Maison Blanche, qui déclarait, deux jours auparavant : "Les États-Unis consultent leurs alliés et partenaires sur le défi que représentent les Phénomènes Aériens Non identifiés".
L'existence du rapport Turner montre sans conteste que le rôle du gouvernement américain dans la gestion des PAN fait l'objet de débats au sein même des administrations depuis de nombreuses décennies. 50 plus tard, le débat dure toujours. Les semaines qui viennent nous diront si le débat touche à sa fin, puisqu'outre le témoignage de David Grusch, celui d'autres lanceurs d'alerte, dont certains ayant même travaillé au sein des programmes secrets évoqués par Grusch, ont dores et déjà été annoncés.
D’autres informations sur le parcours de Harry Turner sont à lire dans l’ouvrage In Plain Sight, du journaliste australien Ross Coulthart (chapitre 6), disponible pour l’heure en langue anglaise chez HarperCollins.
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Image principale: par NASA - Photo Armstrong, Domaine Public